Pierre-Yves Quiviger (dir.), Sieyès
Revue : Revue française d'histoire des idées politiques
N° : 33
Date de parution : 2011-1
ISSN : 1266-7862
L’ouvrage
L’ensemble d’études consacrées à Emmanuel-Joseph Sieyès qui est ici proposé témoigne du renouvellement en profondeur du champ des études sieyèsiennes depuis une dizaine d’années. Longtemps mésestimé, en dépit des ouvrages de Paul Bastid (1939) et de Jean-Denis Bredin (1989), l’œuvre de l’abbé Sieyès ne trouvait pas toute sa place dans l’histoire des idées politiques, puisqu’on la cantonnait à l’épisode révolutionnaire, et au sein de celui-ci, au succès considérable de Qu’est-ce que le Tiers-État ? Or les études récentes montrent d’une part qu’il y a un Sieyès d’avant et d’après 1789 et d’autre part que la question des privilèges n’épuise pas la richesse théorique de l’abbé.
Avant 1789, Sieyès travaille principalement sur des questions économiques et métaphysiques. Catherine Larrère a montré il y a quelques années (dans L’invention de l’économie) ce que la théorie sieyèsienne de la représentation, qui a marqué en profondeur la pensée d’un Carré de Malberg, devait à ses controverses de jeunesse avec la physiocratie. Les travaux de Jacques Guilhaumou ont, eux, établi, comme j’ai essayé moi-même de le faire dans Le principe d’immanence, qu’il n’était pas possible de rendre véritablement raison de la pensée politique et juridique sieyèsienne sans l’inscrire dans un horizon philosophique jusqu’ici méconnu. L’idée politique chez Sieyès engage toujours une conception épistémologique et métaphysique.
Après 1789, c’est l’image du Sieyès « du marais », capable de survivre à la Terreur, puis de faire son chemin sous le Directoire avant de contribuer à installer Bonaparte, qu’il convient de dépasser. Au-delà de la ruse et de la navigation habile du personnage entre 89 et 99, il y a des idées politiques décisives qui apparaissent et qui circulent grâce à son action : les droits fondamentaux dont il voit, très tôt, qu’au-delà du jusnaturalisme, ils offrent un cadre au constitutionalisme ; la spécificité de l’action administrative, qu’il distingue de l’action gouvernementale ; les enjeux pour le libéralisme d’un contrôle de constitutionalité et de légalité ; l’articulation entre république et monarchie et les difficultés de la démocratie ; l’impossibilité d’une science politique qui ne soit pas aussi et avant tout une science de la société et une science économique. Après 1799, Sieyès quitte la scène politique il meurt en 1836 et il aura fallu attendre les premières années du xxie siècle pour qu’on lise et discute les nombreuses pages qu’il a rédigées pour lui-même, où il revient à ses premiers travaux métaphysiques. Il va de soi que ses recherches sont nourries de son parcours politique : même s’il se contente d’allusions, même s’il faut lire entre les lignes pour identifier les échos, les réminiscences, les rebonds politiques la Révolution française n’est pas comme un livre politique que l’abbé Sieyès aurait refermé après dix ans pour reprendre ses chères études de philosophie.
Il convient aussi de donner de Sieyès une image plus complète et plus complexe, en montrant comment il poursuit et infléchit en profondeur le travail conceptuel d’auteurs aussi différents que Spinoza, Montesquieu ou Rousseau, mais aussi comment ses œuvres et son action politiques ont marqué durablement la pensée libérale, l’histoire constitutionnelle, le droit administratif ou encore la science sociale. La figure énigmatique de Sieyès, qui a longtemps fait l’unanimité contre elle, est aujourd’hui l’objet de travaux importants, dans de nombreux pays : ces travaux supposent un dialogue constant entre les disciplines (droit, science politique, philosophie, histoire, sociologie) parce que l’œuvre de Sieyès s’ajuste mal à ces catégories, à l’image de l’histoire des idées politiques elle-même, discipline à l’intersection de plusieurs champs disciplinaires.
Ce numéro de la Revue française d’histoire des idées politiques veut donc contribuer à installer dans le paysage intellectuel une représentation complexe et historique de Sieyès, en prouvant que sa place dans l’histoire de la pensée politique est très loin de se réduire à la formule lapidaire inaugurant Qu’est-ce que le Tiers-État ? Et pour paraphraser cette formule, c’est en saisissant Sieyès globalement et historiquement, dans sa diversité et sa densité, qu’on montrera qu’alors qu’il n’était jusqu’ici presque rien dans les Histoires des idées alors qu’il était, pour la décennie 1789-1799, au cœur de presque tout, il convient qu’il devienne enfin quelque chose, comme s’attache à le démontrer depuis quelques années le Groupes d’études sieyèsiennes (dont je m’occupe avec Marc Lahmer et Erwan Sommerer, au sein de l’équipe Philosophies contemporaines, EA 3562, de l’Université Paris 1), dont certains des travaux sont ici présentés, en compagnie d’autres textes écrits spécifiquement pour ce volume.